La mosaïque

Mosaïque, tessons, pixels et objets

1. Raymond Isidore, dit Picassiette (tiré de Goddard, 2000)

Raymond Isidore est né le 8 septembre 1900. Il a fait différents métiers, dont celui de préposé à l’entretien du cimetière de Chartres (dès 1949). En 1937, il commence à couvrir l’extérieur de sa maison avec des mosaïques composées de matériaux trouvés dans des dépotoirs (becs de théière, cendriers, bouteilles de parfum). Il fabrique un mortier avec de la chaux et du sable, qu’il colore avec du ciment concassé et de la craie bleue. Ses outils : truelle, cuiller, fourchette, canif. Les motifs sont principalement des illustrations d’églises, des personnages féminins. Les thèmes principaux : religion, mort, la Femme, l’exotique.

En 1956, il quitte son emploi pour se consacrer totalement à sa « mission » (il disait être guidé par une force divine). Quand toute sa maison fut recouverte (extérieur, intérieur, machine à coudre, etc.), il construit une chapelle, reliée à la maison par une cour et des passages à la « Maison du Dimanche », où il se retire plus tard. Entre 1958 et 1962, il crée un jardin de sculptures, le « Jardin du Paradis », avec un passage couvert et une « Porte du Paradis », et une « Cour des Esprits ». Dans une cour se trouve le « Trône de l’Esprit Céleste », dans une autre, le « Trône du Balayeur » : ces deux œuvres reflètent le conflit entre le matériel et le spirituel. Raymond Isidore, dit Picassiette, meurt le 7 septembre 1964.

2. Tessons de céramique et mosaïque : une longue association

Selon la technique traditionnelle romaine décrite par Vitrovius (Ling, 1998), pour faire une mosaïque au sol, il fallait mettre en place trois couches successives de matériaux avant la pose : le statumen, le rudus et le nucleus. Le rudus, était constitué de mortier de chaux, pierres, et des fragments de terre cuite récupérés.

En Angleterre, on a découvert des mosaïques romaines qui font un usage abondant de la terre cuite, avec des fragments agencés en bandes de raccord. La couleur rouge provenait de fragments de céramique sigillée, dont l’âge pouvait être plus ancien que les mosaïques composées (Lavagne, 1987). Dans d’autres cas, la présence de morceaux de poterie aidait à la datation de la mosaïque (Witts, 2005). Des tessons de céramique ainsi que du marbre taillé ont été utilisés en même temps que des galets dans certaines mosaïques trouvées en Crète (Dunbabin, 1999). Des mosaïques ont été restaurées anciennement par remplacement de la portion manquante avec un mélange de mortier et de fragments de poterie de tailles diverses ou pulvérisés (opus signinum). Parfois des détails du motif étaient soulignés par inclusion de lignes faite en plomb ou encore obtenues par agencement de fragments de céramique placés sur leur tranche (Ling, 1998). La présence de tessons blancs ou bleus, placés sur leur tranche a été observée dans des mosaïques pavimentaires situées dans des jardins traditionnels en Chine (AW, observations personnelles, 2007).

Gaudí et Jujól ont réalisé des œuvres polychromes en utilisant des matériaux récupérés : briques, tuiles, pierres, tessons de céramique, de verre de bouteille. Sous le « toit » du Parc Güell se trouvent des médaillons multicolores assemblés avec une méthode de collage dite « trencadis » (Llinàs et Sarrà, 1992 ; Zerbst, 1993). Les tours de la Sagrada Familia représentent les 12 apôtres, et les faîtes, les évêques, avec leurs attributs (l’anneau, la crosse, la mitre, la croix). La mosaïque qui orne ces structures est appelée « mosaïque vénitienne » (Triangle Postals, Menorca, 2004).

Des créateurs d’Art Brut, comme Neck Chand (Inde) ont laissé des œuvres sculpturales décorées avec des fragments de céramique (Maizels, 1996). Ma découverte la plus récente d’œuvres artistiques produites avec des tessons récupérés : la (troisième) chapelle construite par le Frère Deodat en 1939, sur l’Ile de Guernesey, (voir page Web en référence).

Des artistes contemporains de renommée mondiale ont incorporé les tessons de céramique dans des œuvres, soit entièrement comme chez Arman (est-ce donc une mosaïque ?) soit en association avec la peinture comme chez Julian Schnabel et ses « Plate Paintings ». Ce dernier a-t-il réussi l’harmonisation des deux arts rivaux, la peinture et la mosaïque ?

3. Galets, tessons, tesselles et pixels : des media pointillistes

Est-ce que la mosaïque constitue l’origine du style pointilliste représenté par les peintures de Seurat (Düchting, 2001), très intéressé par la théorie des couleurs ? L’imprimerie en couleurs basée sur l’agencement des points et la photographie numérique basée sur les pixels ne sont que des versions modernes d’un art visuel développé il y a longtemps avec la mosaïque et les assemblages de tesselles, tessons ou galets qui la composent. La mosaïque, musivale surtout, a produit des œuvres visuelles grandioses en couleurs et formes, qui, observées de loin, offraient une image continue et éblouissante de couleurs et d’effets de perspective : « la discontinuité des matériaux est un point essentiel autour duquel s’organisent les rapports conflictuels qu’entretiennent, tout au long de leur histoire, la mosaïque et sa rivale, la peinture » dans Lavagne, 1987.

4. Le mouvement « Objets Trouvés »

L’origine de ce mouvement est attribuée à Marcel Duchamp. Les collages et assemblages en tous genres sont des modes d’expression artistique qui représentent intimement ce mouvement : association, regroupement d’objets ayant des propriétés quasi mystiques pour l’artiste, qui se manifestent collectivement, comme par magie, dans la collection créée (voir Lugli, 2000): synergie artistique. Alors que la mosaïque, du moins dans sa forme classique, tentait surtout de transcender le trait ou la surface discontinues pour reproduire le continu, le collage et l’assemblage jouent avec la mise en proximité d’objets, de formes, d’images, qui combinent leur spécificité propre pour représenter l’imaginaire instantané de l’artiste. La mosaïque contemporaine fait souvent incursion dans ce type d’expression onirique. Stribling (1970), mosaïste d’ailleurs, consacre un livre intéressant à l’art créé à partir de matériaux naturels ou mis au rebut. Les « Trophoux » de Roch Plante (Lanctôt Éditeurs, 2004) sont de pures merveilles et m’ont inspiré profondément. On associe à ce mouvement certaines formes d’art conceptuel dont les œuvres sont constituées de matériaux produits par l’Homme voire de ses traces biologiques. On y oppose le « Stuckisme », un retour à une expression artistique basée sur la peinture : mouvement pendulaire entre deux tendances extrêmes déjà observé entre la peinture et la mosaïque.

Le mouvement « Objets trouvés » continue à faire des adeptes conscients de l’empreinte humaine sur l’environnement. Quoi faire avec les « Objets trouvés »? Les récupérer et les transformer bien sûr! Cette tendance, à laquelle j’adhère, se développe rapidement et l’on peut découvrir de plus en plus d’artistes ou d’artisans-récupérateurs.

5. Références

  • Dunbabin, Katherine M. D. (1999). Mosaics from the Greek and Roman World. Cambridge University Press; 357p.
  • Düchting, Haro (2001). Seurat. Taschen, Cologne, 96p.
  • Farneti, Manuela (1993). Glossario technico-storico del mosaico. Technical-Historical Glossary of Mosaic Art. Con una breve storia del mosaico. With an Historical Survey of Mosaic Art. Longo Editore Ravenna; 238p.
  • Fiorentini Roncuzzi, Isotta and Fiorentini, Elisabetta (2002). Mosaic Materials, Techniques and History. MWEV Editions Ravenna; 262p.
  • Goddard, Lina (2000). Picassiette. Raw Vision no. 30 (Spring 2000), pages 22 à 29.
  • Hurley Marshall, Marlene (1998). Making Bits and Pieces Mosaics. Storey Books Eds; 90p.
  • Lanctôt Éditeurs (2004). Roch Plante. Trophoux. 167p.
  • Lavagne, Henri (1987). La Mosaïque. Que Sais-Je no 2361. Presses Universitaires de France, 125p.
  • Ling, Roger (1998). Ancient Mosaics. Princeton University Press; 144p.
  • Llinàs, José, Sarrà, Jordi (1992). Josep Maria Jujol. Taschen; 156p.
  • Lugli, Adalgisa (2000). Assemblage. Adam Biro Éditeur; 124p.
  • Maizels, John (1996). Raw Creation. Outsider Art and Beyond. Phaidon Press limited, London; 240 p.; (version paperback en 2000).
  • Stribling, Mary Lou (1970). Art from Found Materials, Discarded and Natural. Crown Publishers Inc., New York; 244p.
  • Triangle Postals, Éds (2004). Le Temple de la Sagrada Familia; 240p.
  • Witts, Patricia (2005). Mosaics in Roman Britain. Tempus Publishing Limited; 192p.
  • Zerbst, Rainer (1993). Antoni Gaudí. Taschen; 239p.

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